Épisode 10 : Madame danse

Par Jean-François Duclos / 23 août 2020

Voici le 10eme épisode de Madame Bo, une série entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary. Vous pouvez retrouver tous les épisodes accompagnés de leur transcription sur le site internet, attention c’est en anglais, frenchforthought.com/madamebo.
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Nous avons laissé Emma dans l’immense regret et la colère grandissante d’être mariée à Charles. Ah, si elle avait pu être choisie par un homme de qualité et vivre le reste de son existence comme une princesse ! Or voici qu’un jour de septembre, le couple est invité à un bal, dans le château du marquis d’Andervilliers. Pendant un peu moins de vingt-quatre heures, Emma va côtoyer l’ancienne aristocratie française, manger des plats exquis à la table des femmes qu’elle admire, et danser pendant des heures au bras de leurs hommes. La soirée se passe pour elle à peu près comme dans un conte. L’expérience va combler son cœur avant d’y laisser un grand vide pour le restant de ses jours.
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Cet épisode se situe au début du chapitre huit de la première partie.
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Emma arrive au château accompagnée de Charles, mais un Charles qu’elle ignore et qu’elle aurait aimé tout à fait absent. Si le marquis a convié le couple à l’événement, c’est en partie pour les beaux yeux d’Emma. Enfin, ses beaux yeux, plutôt sa, je cite, « jolie taille » (pretty figure) et ses manières pas trop rustiques. Surtout, l’invitation est motivée par un calcul politique de la part du marquis. Il se lance en effet dans une campagne electorale et a besoin de se faire apprécier des électeurs potentiels de la région. Notons qu’Emma ne fait pas partie de cette catégorie puisqu’à l’époque, les femmes ne votent pas (elles en obtiendront le droit en 1945). Parmi les hommes, seuls certains propriétaires avaient le droit d’élire leur député. C’est peut-être le cas de Charles.
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En tout cas, Flaubert met en scène un spectacle où les nobles « condescendent » à accepter la présence des bourgeois, et parmi eux les plus petits d’entre eux, parce qu’ils ont besoin d’eux politiquement. Emma, dans sa grande naïveté, admire les membres de la famille du marquis. Le luxe dont ils s’entourent, les habitudes qu’ils adoptent, la nourriture dont ils se nourrissent, font d’eux des membres d’une caste extraordinaire. Les plus vieux paraissent jeunes, les plus jeunes paraissent mûrs. « Dans leurs regards indifférents », écrit Flaubert, « flottait la quiétude de passions journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination des choses à demi faciles ». (“In their indifferent gazes floated the tranquility of passions daily gratified; and beneath their gentle manners was visible that particular brutality imparted by domination in rather easy things”. Trad. Lydia Davis). Sa fascination la pousse à admirer le beau-père du marquis, un vieil homme grabataire qui tremble et bave parce qu’il fut autrefois, avant la Révolution, un des nombreux amants présumés de Marie-Antoinette, la reine de France.
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Deux repas se succèdent en quelques heures : d’abord le dîner, à sept heures, ensuite le souper, vers minuit. C’était à l’époque une chose assez courante, surtout les nuits de fête. Pour le premier service, on adopte la manière russe, où les plats sont servis directement par un maître d’hôtel qui circule d’un convive à l’autre. Au milieu des odeurs de truffe, des reflets de cristal, les tables sont couvertes de fleurs et de plats. La recherche du naturel est pleine d’artifice. Par exemple, les homards semblent encore vivants, ainsi que les cailles sur lesquelles on a replacé des plumes après la cuisson. Il y a autant à voir qu’à manger, sans savoir nécessairement quel plat appartient à quelle catégorie.
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Emma goûte pour la première fois de fruits exotiques. Autre mets qu’elle découvre et qui deviendra son pêché mignon : la glace, qu’elle déguste les yeux à demi fermés, « la cuiller entre les dents. » À un moment elle remarque que, je cite, « plusieurs dames n’avaient pas mis leurs gants dans leur verre », une manière de signifier leur désir de boire du vin. Elle-même ne s’en prive pas, et elle finira la soirée à la fois ivre de bonheur et d’alcool.
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Ce qu’Emma ne semble pas voir, c’est que là encore, le luxe aristocrate est conçu comme une mise en scène symbolique des opinions politiques du marquis. Le lecteur d’aujourd’hui partage le même aveuglement que notre héroïne, mais celui de l’époque n’avait sans doute pas de mal à voir dans les références aux vins d’Espagne et du Rhin, au pudding au Trafalgar, autant d’allusions aux batailles perdues par Napoléon et à la fascination pour l’Angleterre, ennemie héréditaire de la République. Le régime de la Restauration, pendant lequel se passe le roman de Flaubert, permet à l’aristocratie française de reprendre place dans la société en s’alliant en partie à la bourgeoisie industrielle. Le marquis s’adapte à la nouvelle situation, il ruse avec ses contemporains, tout en montrant son mépris pour la France moderne. Seulement, au lieu de nous expliquer tout cela, comme le ferait Balzac, sur des pages et des pages, Flaubert choisit de placer ici et là, dans d’infimes détails, les indices symboliques et subliminaux.
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Emma vit cette soirée dans une double urgence : celle de jouir de tout ce luxe, de s’imbiber de rêve et de bonheur, et celle de mémoriser avec le plus de détails possibles ses impressions pour que plus tard, rentrée chez elle, elle conserve de cette soirée un souvenir impérissable. Ce bal, en quelque sorte, ce sont les noces inoubliables auxquelles elle n’a pas eu droit. Deux moments, aux antipodes l’un de l’autre, la bouleversent comme deux fulgurations. Le premier résonne comme le comble du luxe : pour faire entre un peu d’air frais à l’intérieur du château, un domestique monte sur une chaise et brise deux fenêtres ! Cet acte étrange se veut somptuaire : il glorifie la dépense, comme une insulte à la vie bourgeoise. On brise les vitres pendant des émeutes révolutionnaires, quand le pain manque, pour s’attaquer aux privilégiés de l’intérieur. Ici c’est le contraire : c’est le privilégié qui se moque des pauvres et des prudents.
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Puis, c’est le deuxième moment, en regardant par la vitre cassée, Emma aperçoit des paysans dans le jardin. Ils cherchent à voir ce qui se passe à l’intérieur du château, comme des badauds affamés à la porte d’un restaurant. C’est alors qu’Emma se revoit dans la ferme de son père, en paysanne en quelque sorte. Ces deux images, faites de bris de glace, de fragments de vitre, de reflets de lumière, la place en équilibre instable dans un espace imaginaire où il lui est impossible de penser. « Elle était là : puis, autour du bal », écrit Flaubert, « il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste. » (“She was there; and then, surrounding the ball, there was nothing left but darkness, spread out over all the rest.” Trad. Lydia Davis).
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Vient le moment de danser. Comme les repas, ce sont là aussi deux moments distincts. D’abord, les danses collectives, les quadrilles, où les cavaliers s’échangent les cavalières. Puis après le souper, alors que la plupart des invités ont quitté le château, la valse au bras d’un Vicomte. Le procureur Pinard, qui réclamait l’interdiction de la publication de Madame Bovary pour atteinte à la moralité, a bien fait de repérer cette scène d’apparence anodine, comme particulièrement scandaleuse à ses yeux. En glissant sur les verbes (commencer, baisser, lever, s’arrêter, repartir, s’appuyer, se renverser), en se balançant sur les adjectifs et les adverbes (vite, rapide, haletante), en prenant appui sur les noms (jambes, poitrine), on peut très vite se transporter au beau milieu d’un acte sexuel.
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La fête se termine dans une chambre du château, au petit matin. Charles, qui a passé la nuit appuyée contre un mur ou à regarder des hommes jouer aux cartes sans rien y comprendre, est bien content de pouvoir enfin retirer ses chaussures et se mettre au lit. Emma, quant à elle, se tient face à la nuit devant la fenêtre ouverte. Elle tâche de prolonger son rêve, essayant de se confondre avec cette vie de luxe à laquelle elle rêvait depuis qu’elle était enfant, et qu’il lui faudra abandonner dans quelques heures. Déjà le plaisir du repas et du vin, de la danse et des vêtements se rattache à un rêve et à une illusion. L’extase est tout doucement en train de se sublimer en regret. Il ne lui reste plus que l’espoir d’être invitée à un nouveau bal, l’année prochaine. Seulement, l’année prochaine, il n’y a pas d’élection.