Épisode 09 : Madame déprime

Par Jean-François Duclos / 5 août 2020

 

Voici l’épisode numéro 9 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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Nous sommes vers la fin du chapitre 7 de la première partie, avec le paragraphe qui commence par « Elle allait jusqu’à la hêtrée de Banneville... ». Clairement, peu de temps après son mariage, Emma commence à déprimer. Aujourd’hui, ce terme de « déprime » décrit la plupart du temps une forme de découragement moral passager. Être ou se sentir déprimé, ce n’est pas drôle, mais ça arrive à tout le monde, et normalement, au bout d’un moment, ça passe. Quand cette humeur devient condition, que la tristesse se prolonge et s’étend, on parle alors de dépression. D’après Le Robert historique de la langue française, c’est en 1856, année de la parution de Madame Bovary, que le terme prend cette tournure psychologisante, voire clinique. La coïncidence chronologique est intéressante. Mais pour le moment cherchons un autre terme pour décrire ce qui arrive à Emma.
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« Mélancolie », « spleen », « vague à l’âme » : les notions ne manquent pas à l’époque pour décrire ce vide intérieur, ce mal qui atteint les personnages sensibles et la plupart du temps masculins. Comme je ne suis pas spécialiste de la question, je vais rester prudent. Je remarque d’ailleurs que les termes de « mélancolie », de « spleen » et d’ « ennui » (un peu moins « vague à l’âme » car il est plus ancien) tendent à circuler de manière contradictoire dans la prose de Flaubert et de ses contemporains. Il vaut quand même la peine d’essayer de comprendre de quel type de faiblesse, ou de défaut, ou de mal plus profond souffre Emma.
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Serait-elle mélancolique ? Le terme est fort ancien mais il est passé par le filtre du romantisme qui lui a donné un sens plus actuel pour l’époque. C’est une manière puissante de faire vibrer ses sensations au rythme d’une époque ou de la nature. Par exemple sous forme de fureur, d’orage, de tempête même. Que ces bouleversements violents soient extérieurs ou intérieurs importe assez peu puisque ce qui est recherché, c’est une coïncidence poétique entre la sensibilité d’un esprit et son environnement naturel. Quand Emma ouvre les fenêtres sur la nuit, ce n’est pas pour contempler les éléments déchaînés de la nature mais pour au contraire essayer de calmer ses émotions, de se remplir les poumons d’air frais.
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La mélancolie peut aussi dénoter une forme de calme triste. En contemplant sa chienne Djali, « la mine mélancolique du svelte animal qui bâillait avec lenteur », Emma, je cite, « s’attendrissait, et, le comparant à elle-même, lui parlait tout haut, comme à quelqu’un d’affligé que l’on console. » Ici, c’est Emma qui se compare à l’animal (« le comparant à elle-même »). Elle associe la douceur, l’attitude languissante de l’animal avec la sienne. Mais il y a quelque chose de forcé dans cette comparaison. Elle parle à l’animal comme à quelqu’un d’affligé. On sent qu’elle sent que l’animal n’est pas plus mélancolique que d’habitude. Mais elle projette sur lui l’idée qu’elle se fait d’une tristesse idéale. Elle joue donc un peu sur ses propres émotions. De la même manière, on l’a vu dans un autre épisode, qu’elle veut « se donner de l’amour », elle veut, ici, se donner de la mélancolie.
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On sent pourtant Flaubert sur ses gardes.
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Car cette tristesse, même surjouée par Emma, n’est pas feinte. Elle souffre réellement. Flaubert veut frapper l’attention du lecteur avec des images qui fassent comprendre que son personnage n’est pas fait simplement de papier, que sa peine et ses regrets sont réels. Et donc, lui aussi, à son tour, va se livrer à ce jeu de la comparaison filée qui fixe un état d’âme à la fois ressenti et imaginé à partir d’une image extérieure. Voilà à mon avis un enjeu important, peut-être le plus important, du roman, et j’espère que ce que je vais dire ne paraîtra pas trop abstrait. Flaubert veut mettre en scène une femme dépassée par son propre sens de l’imagination mais qui ressent dans sa chair les conséquences de ses excès. Deux images, que je trouve magnifiques et terribles, se succèdent alors pour prouver cette ambivalence.
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La première décrit Emma dans la campagne, avec la chienne qui lui tient compagnie. L’animal court, saute, jappe, poursuit les papillons – des papillons jaunes, précise Flaubert. Il mordille des coquelicots qui poussent le long d’un champ de blé. Il résulte de cette description très colorée, impressionniste si l’on peut dire (on pense à Claude Monet) un mouvement qui suit les bonds d’un animal heureux d’être dehors devant une jeune femme élégante dans un pré qui se protège du soleil avec une ombrelle. Dès le début de la phrase, Flaubert insère cette description dans une comparaison. Je cite : « Sa pensée », la pensée d’Emma, « sans but d’abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne ».
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Dans un deuxième mouvement, les pensées d’Emma se fixent, les cercles de la chienne se transforment en spirale, jusqu’à un point de la surface du sol où la jeune femme plante le bout en ivoire de son ombrelle tout en se répétant la question suivante : « Pourquoi, mon Dieu, me suis-je mariée ? » Dans l’image d’une pointe d’ombrelle qui fouille le sol sans rien chercher, à chaque fois qu’Emma prononce le mot pourquoi, Flaubert fournit une image à la fois précise et incomplète. La rêverie se transforme en question, qui dans la répétition et peut-être l’acharnement du geste, se meut en ressentiment.
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Tout dans cette promenade, devrait élever le cœur d’Emma : le cadre pastoral, la race de la chienne (c’est un lévrier), le luxe de son ombrelle à bout d’ivoire, le loisir dont elle dispose pour aller se promener au milieu de la journée. Le paysage, d’une grande beauté, est susceptible de nourrir un esprit réceptif à la nature et à la rêverie. Pourtant, les pensées d’Emma s’orientent vers le regret, le gâchis, l’apitoiement sur son propre sort (self-pity), et un début de colère envers un homme qui, de plus en plus, la dégoûte. C’est de sa faute si elle est malheureuse

Son époux aurait dû être beau, spirituel, brillant. Elle pense aux jeunes filles côtoyées au couvent : elles aussi sont sans doute mariées, elles mènent des existences à la hauteur de le condition et de leurs rêves ; leur « cœur se dilate », leur « sens s’épanouissent ». Tandis qu’elle… On l’a vue, le jour de sa première rencontre, se mordre les lèvres de manière charmante. Il y avait une part d’innocence et de jeunesse, une part de désir aussi. On retrouve ce même geste inconscient lorsque, à propos de son époux sans ambition, elle murmure à voix basse, les paroles suivantes : « quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! »
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La seconde image proposée par Flaubert pour décrire le mal dont souffre Emma repose elle aussi sur une comparaison, mais cette fois-ci beaucoup plus brutale. « Sa vie », écrit Flaubert, « était froide, comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur. » Ce n’est pas au cadre idyllique de Monet que l’on pense alors, mais au spleen décrit à la même époque par Charles Baudelaire dans un de ses poème des Fleurs du mal : « Quand la terre est changée en un cachot humide, / Où l'Espérance, comme une chauve-souris, / S'en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris ». La chauve-souris (bat) est remplacée par l’araignée. S’il ne s’agit donc pas de mélancolie que souffre Emma, c’est donc d’ennui. La magnifique chienne, vive et rapide, innocente et indolente, qu’Emma voudrait voir comme l’incarnation de sa propre mélancolie, est remplacée par une araignée qui tisse sa toile à l’intérieur de son cœur froid et vide.
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Cette image sort de la description réaliste pour aborder un chemin sinueux. Si on reprend la phrase de Flaubert, on trouve d’abord une métaphore « sa vie était froide » (une vie n’est ni froide ni chaude) suivie d’une comparaison « froide comme un grenier », à l’intérieur duquel s’insère une autre métaphore, « l’ennui, araignée silencieuse » qui vient tisser sa toile « à tous les coins de son cœur. » Et c’est cela que je trouve fascinant dans ce passage : Flaubert lutte contre la tentation romantique en usant des propres principes du romantisme, au risque de passer, à son tour, pour un auteur émotif et vibrant. Le paragraphe qui conclut ce passage décrit le retour d’Emma chez elle sous le soleil couchant. Tout bruisse et frissonne, juste au-dessous du registre de l’exaltation. Un peu comme si Flaubert lui-même éprouvait une nostalgie pour une littérature de la passion des êtres. Un peu comme s’il trouvait en Emma quelque chose qui lui ressemble.