Épisode 06 : Le lorgnon d'Emma

Par Jean-François Duclos / 10 juillet 2020

Bonjour, voici l’épisode numéro 6 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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Il est temps de faire connaissance avec Emma, notre troisième madame Bovary.
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Un soir, Charles est appelé en urgence. On lui demande d’aller soigner la jambe cassé de Monsieur Rouault, un cultivateur aisé de la ferme des Bertaux située à six lieux de Tostes, soit environ 25 kilomètres, ou 15 miles américains. Après avoir voyagé à cheval une grande partie de la nuit, Charles est accueilli au petit matin par la fille du fermier, « mademoiselle Emma ».
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Trois détails le frappent : la beauté de ses yeux, la « hardiesse candide » (bold candor) de son regard, et le fait qu’il lui arrive de porter un lorgnon d’écaille (tortoiseshell lorgnette) « comme un homme ». Un lorgnon, c’est l’ancêtre des lunettes d’aujourd’hui : un verre unique qu’on place juste sous l’arcade sourcilière. Soit il tient tout seul si on contracte les muscles faciaux et qu’on fait un peu la grimace, soit on le tient du doigt par une monture. Ici, l’écaille est le matériau de la monture. Bref, c’est un monocle. Nous avons donc de beaux yeux à regarder, des yeux qui soutiennent un regard, et un accessoire incongru pour une jeune femme qui habite dans une ferme au milieu de la Normandie.
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Le narrateur relate deux incidents pendant la visite de Charles. En cousant, Emma se blesse aux doigts, qu’elle porte à la bouche pour les sucer. Le geste est naturel, en même temps qu’il symbolise la perte de l’innocence. Plus tard, en ramassant sa cravache (riding crop) tombée par terre, Charles effleure (touches) le dos de la jeune femme, qui devient rouge de confusion. Ce contact physique est porteur d’une charge sexuelle forte.
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Si le narrateur s’intéresse bientôt à la jeune femme plus qu’à son père, c’est par mimétisme avec Charles. Tout agit sur lui comme une surprise et un émerveillement.  Il remarque ses ongles (nails) « brillants, fin du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe », son cou « sorti d’un col blanc », son chignon abondant que « le médecin de campagne » admire « pour la première fois de sa vie », ses lèvres « charnues » (full) qu’elle a « l’habitude de mordiller » (bite). Le regard, contraint par la timidité et les convenances, ne va pas plus bas. D’ailleurs, Charles s’empêche même de comprendre pourquoi pendant les jours suivants, il retourne à la ferme beaucoup plus souvent que le nécessite la condition de son malade.
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Le sang qui perle au bout des doigts d’Emma ou qui rougit son visage ; le blanc de ses ongles et de son col ; le brun de ses yeux presque noirs à cause de ses cils, et qui ne s’abaissent pas ; son lorgnon d’homme ; l’abondance de sa chevelure élaborée. Un détail après l’autre, le portrait physique de la jeune femme se met en place. Mais c’est un portrait mobile, attirant et déstabilisant pour le pauvre Charles, marié à la sèche, jalouse et très désagréable Héloïse ! Enfin, marié, plus pour très longtemps.
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Le récit pivote donc de Charles à Emma. Pour être plus précis, il continue de s’intéresser à Charles qui s’intéresse à Emma. En quelques pages, nous passons d’un « nous » collectif mais vite amnésique au « il » d’un narrateur omniscient qui retrace pour le lecteur l’éducation de Charles et ses premiers pas dans la vie active. Puis un autre relai se met en place au moment de l’entrée en scène d’Emma.
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Pour la première fois Charles est décrit comme un personnage habité par une « agréable habitude », celle de rendre visite à Emma. Pas de doute, il est amoureux, mais un amoureux qui ne sait pas qu’il l’est. Qui n’a pas besoin de le faire venir à sa propre connaissance. Il vit simplement ses émotions sans chercher à les définir ni à les comparer avec ce qu’il sait de l’amour. Les jours de visite, il se lève tôt, fait courir son cheval au galop, il met des gants avant d’arriver à la ferme dont chaque partie confirme son enchantement. Je cite : « Il aimait se voir arriver dans la cour », « il aimait la grange et les écurie », « il aimait le père Rouault », « il aimait » les petits sabots (ankle boots) d’Emma. Les vêtements d’Emma, ses gestes, sa chevelure, partout où porte son regard, tout le ravit.
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Difficile de dire à quoi, de son côté, pense la jeune femme. Ce n’est pas encore le moment. Elle est présentée comme un objet de désir, mais un objet qui a accepté l’idée de se faire désirer. Qui le souhaite peut-être. Qui le souhaite sans doute. On a mentionné le « nous » collectif des premières lignes du roman qui devient « il » omniscient, puis ce « il » omniscient qui s’intéresse à « elle ». Mais entre ce « il » et ce « elle », Flaubert glisse un « vous » adressé au lecteur, juste au moment où il décrit le regard d’Emma. Je reprends la citation : « Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux : quoiqu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide. » Au cinéma, on appellerait cela le « regard caméra », quand l’acteur ou l’actrice regarde directement la caméra, comme pour s’adresser au spectateur en oubliant qu’il n’est pas censé exister, qu’un mur invisible sépare l’univers du récit de celui du spectateur.
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Avec ce « vous », c’est comme si Flaubert nous disait : « Bon, Charles vient de poser les yeux sur Emma. Emma a de beaux yeux, il le remarque, ce qui fait de leur propriétaire un objet de désir. Et son regard, dans un mélange de hardiesse et de candeur, doit regarder Charles aussi avec une forme de désir. Mais ce n’est pas une de ces scènes classiques de rencontre amoureuse, car Emma vous regarde vous aussi, le lecteur ou la lectrice. Bien sûr, en fonction des cas, soit vous la regardez, vous aussi, comme un objet de désir, soit vous la regardez comme un objet qui se laisse désirer. Soit vous la regardez comme une femme inventée mais dans un monde contemporain parce que vous lisez ce texte en 1856, ou en 1857, soit vous la regardez comme une femme devenue une héroïne de roman classique dans le monde d’aujourd’hui. Mais dans tous les cas, je vais vous faire partager le petit choc émotionnel que vit Charles ce matin-là.
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Flaubert dit aussi : cette jeune femme s’ennuie dans sa ferme, avec son père ; elle ne se voit pas y vivre toute son existence. D’ailleurs, elle le dit à Charles dès leur première rencontre : elle ne s’amuse pas à la campagne, surtout depuis qu’elle est chargée de s’occuper toute seule des soins de la ferme. Certes, c’est son destin de femme de son temps. Elle a été éduquée pour cela. Elle a tout de la jeune femme de son temps, destinée au mariage. Mais son goût pour les choses belles, les efforts qu’elles fait pour s’habiller, se coiffer, laissent entrevoir quelque chose d’autre. Tout en elle rêve d’un destin plus grand. Vous, lecteur ou lectrice, vous voyez bien que dans la tête cette jeune fille se passe des choses inavouables.
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Vous avez vu son lorgnon ? Pourquoi ce lorgnon ? Elle voit mal ? Elle prend une pose ? Elle imite un personnage de roman ? Du fond de sa ferme au fond de la Normandie elle suit la mode de son temps ? Pourquoi un lorgnon d’homme surtout, qu’elle porte comme un homme, elle qui a tout de la jolie jeune femme, féminine et séduisante ? Que pense-t-elle de l’idée d’être une femme ? Cet accessoire en écaille ne serait-il pas pour elle une manière, consciente ou inconsciente, de dire qu’elle aurait voulu être un homme ? Qu’elle se lamente d’être une femme ?
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Voilà, en quelques pages, un personnage décrit par les yeux curieux d’un homme, sans comparaison ni métaphore, sans indication psychologique, mais qui, par petites touches, ici un vêtement, là une allure, là un accessoire, signale au lecteur que nous changeons de régime narratif.