Épisode 04 : l'homme à la casquette

Par Jean-François Duclos / 25 juin 2020

Bonjour, voici l’épisode numéro 4 de Madame Bo, une série baladodiffusée en français assez simple, et entièrement consacrée au roman de Gustave Flaubert, Madame Bovary.
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Continuons la lecture du début du roman.
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Je vous rassure : je ne vais pas, dans ce podcast, commenter ligne après ligne la totalité du roman de Flaubert. Mais cet incipit en vaut la peine. Ce nouvel élève, en retard de trois ans dans sa scolarité, est donc un personnage rustre, ignorant, un peu opaque même. On ne sait pas très bien ce qu’il a dans la tête. Il est décrit par le regard moqueur d’un « nous » assez mystérieux lui aussi, mais qui, lui, si on peut dire « lui » pour désigner un pluriel, connaît la culture scolaire et qui a sans doute le sens de la répartie. Cette présentation va se poursuivre sur un ton de ridicule en allant crescendo pendant encore deux pages.
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Après avoir décrit le jeune garçon de haut en bas, vient la présentation de sa casquette. En rentrant de récréation, chaque élève jette la sienne contre mur de la salle de classe pour faire du bruit et de la poussière. Le nouveau, bien sûr, ne se soumet pas à cette plaisanterie et conserve son couvre-chef entre les genoux, ne sachant qu’en faire. Je vais lire ce paragraphe mais avant, je voudrais faire le pari que même si vous êtes concentrée, et que vous avez vérifié chaque mot de la description, vous n’y comprendrez rien. Ce que Flaubert décrit, c’est bien une casquette, mais cette casquette est d’un tel ridicule, et la description d’un tel grotesque, qu’à la fin on se demande si c’est la casquette qui est improbable ou bien si c’est sa description. Mon avis est que Flaubert, à l’âge de Balzac et de Sand, à l’âge de Hugo et de bien d’autres auteurs, a décidé de se moquer non pas des casquettes en général, ni de celle du garçon en particulier, mais de la manie qu’on les romanciers de l’époque à décrire des objets de la façon la plus détaillée possible. Bref, Flaubert est en train de dire : « attention, je ne suis pas l’auteur réaliste que vous pensez, et vous allez voir pourquoi. »
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Voilà donc cette casquette : « C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre, du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin : venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve : sa visière brillait. »
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Cette casquette, c’est d’abord une chose, une « pauvre chose » : un objet à qui manque le privilège d’être reconnu et accepté comme appartenant à une catégorie distincte. Il faut la définir par rapport à d’autres objets qui eux, sont connus et reconnus : le bonnet à poil, le chapska polonais, le chapeau rond des Parisiens, la casquette à loutre du trappeur canadien, le bonnet de coton qu’on porte au lit en hiver, la toque des étudiants et des professeurs américains le jour de la remise des diplômes. Les formes ensuite : celle d’un œuf (« ovoïde »), d’un boudin (long et cylindrique), avec ici et là des bandes, des losanges, des polygones, des glands. Continuons avec les matériaux : le poil de lapin, le feutre, la fourrure, le velours, le carton, le fil d’or et sans doute le coton. Les couleurs :  le rouge, l’or. Certes l’objet est inanimé, mais en soubassement, le règne animal se manifeste : la loutre (otter), la baleine (whale) - ici le fanon de la baleine (whalebone) qui sert à tendre un tissu et à donner du volume à l’objet – l’œuf, la saucisse, le lapin.
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Bref, dans cette forêt de comparaisons, cette mer d’éléments hétéroclites et incompatibles, on a l’impression de tenir le monde entier, tous les continents, mais au final, impossible de se figurer autre chose qu’une série d’éléments dont la somme n’est qu’un immense point d’interrogation. Qu’est-ce que c’est que ça ?!
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On lit : « elle commençait par trois boudins ». Un peu plus loin : « puis » ; arrive « ensuite ». Ces connecteurs devraient nous aider. Ils nous embrouillent. Faut-il commencer par le haut et descendre, comme la description précédente, ou commencer en bas et remonter vers le sommet ? Faut-il faire le tour ? D’ailleurs, tout est fait pour connoter l’approximation (« une de ces coiffures », « une de ces pauvres choses », « une façon de sac »), quand ce n’est pas l’impossibilité (« une broderie en soutache compliquée ») Ah bon, compliqué ? Parce que le reste est simple ? Après s’être moqué de l’air un peu niais du nouveau, est-ce que Flaubert ne serait pas en train de nous prendre, nous, pour des idiots ?
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Cette casquette, c’est la défaite du réalisme. Nous nous perdons dans l’énumération des parties constitutives de l’objet. Nous ne retenons que les analogies et les comparaisons, de la nature humaine : la « laideur » d’une part, l’« imbécilité » de l’autre, deux traits humains héréditaires qui s’opposent à la beauté et à l’intelligence. Ces deux traits sont redoublés métaphoriquement : la laideur est « muette » et sur visage de l’imbécile se lit « une profondeur ». On comprend que celui ou celle qui l’a habillé, qui lui a fait porter cette casquette, ne peut être qu’un parent inconscient ! On comprend aussi qu’une forme de poésie de l’objet matériel, qui échappe au constat de son utilité, se met en place.
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L’objet est neuf (« sa visière brille »), son propriétaire est le nouveau. L’objet, ridicule, ressemble à son propriétaire mal habillé. C’est une « pauvre chose », lui est un « pauvre diable ». La casquette du garçon est le garçon lui-même : ridicule jusqu’au grotesque, aux yeux des autres. Pourtant, Flaubert n’a rien dit ou presque des traits physiques du garçon lui-même. On ne sait rien de son visage. Tout est décrit par les objets extérieurs qu’il porte.
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Le professeur lui-même se joint à la moquerie en désignant l’objet comme un casque (a helmet), ce qui provoque l’hilarité de la classe. Ce qui ajoute à la cruauté de la situation. En fait, cette cruauté va empirer. Car vient le moment de connaitre l’identité de ce garçon, de savoir son nom. Le professeur le lui demande. Sa timidité l’empêche d’articuler et de parler assez fort pour être entendu. On lui demande de répéter une fois, deux fois, jusqu’à ce que, « prenant une résolution extrême », il lance ce mot : « Charvovari ». Le paragraphe suivant décrit le rire de toute une classe, l’hilarité collective d’un « nous » incapable de se maîtriser, et qui ressemble à une tempête. « On hurlait, on aboyait, on trépignait, on répétait : Charbovari ! Charbovari !). Pour son premier jour dans la société, Charles Bovary, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est bien servi.
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Il est temps de s’intéresser au premier mot du roman : « nous ». « Nous étions à l’étude », « le Proviseur nous fit signe », « il se mit avec nous dans les rangs ». Ce nous, c’est un mystère. Il apparaît puis disparaît au bout de quelques pages. La quasi-totalité du roman est ensuite raconté par l’intermédiaire un narrateur omniscient qui ne peut pas être un de ces élèves. D’ailleurs, un peu plus loin, on lit « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de se rappeler de lui. » Alors, qui dit « nous » ? Qui est le « je » dont « nous » fait partie et qui se souvient ce que « nous », lui inclus, ne peut se souvenir ? Des générations de lecteurs se sont penchés sur cette question. On s’est demandé si Flaubert n’avait pas fait un très grossière erreur de logique narrative. On continue d’imaginer des théories. Ce qui est sûr, c’est que Charles Bovary émerge de ce nous. Il se singularise. Mais sa singularité repose sur sa médiocrité. Il est ce garçon docile, banal, « modéré » de tempérament.
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Qui est Charles ? Un bovin. Un veau, une vache ou un bœuf. Un nou-veau ? Un veau exclu du « nous » ?
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Une autre chose intéressante est qu’au moment même où « nous » annonce que personne ne se souvient plus de Charles, le récit est repris par un narrateur « professionnel », si je puis dire. Un narrateur qui sait tout de Charles et qui va enfin pouvoir sortir de cette scène d’hilarité cruelle pour raconter au lecteur à qui nous avons affaire. Le roman peut commencer.
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Bibliographie

Gonzalez, Francisco. La scène originaire de Madame Bovary. Oviedo, Espagne : Universidad de Oviedo. Servicio de Publicaciones, 1999.

Le Gai savoir. Monsieur Bovary, Flaubert. Raphael Enthoven et Paola Raiman. Diffusion France Culture, le 15 septembre 2013.
https://www.franceculture.fr/emissions/le-gai-savoir/monsieur-bovary-flaubert